Les collines de Gythée
Plongeant son épée dans la poitrine de l’un de ses agresseurs, Attalus l’arracha brusquement et repoussa le cadavre par-dessus les rochers. Un second Messényen apparut, jetant instantanément un javelot. Le champion l’évita et le projectile se planta dans le dos d’un Korynthyen luttant au côté de Casque.
Retrouvant son équilibre, Attalus bondit sur l’homme qui l’avait pris pour cible, mais ce dernier se replia aussitôt.
« Venez, fils de putains ! s’écria le Macédonien. Où vous terrez-vous ? »
Les Messényens refluèrent, emmenant leurs blessés avec eux. Attalus fit le tour du fortin de rochers afin de voir dans quel état se trouvaient les défenseurs. Trois Korynthyens étaient morts, quatre autres gravement blessés. La prêtresse les soignait de son mieux, tandis qu’Alexandre se tenait calmement à l’écart, le visage dénué d’expression.
Attalus s’essuya le front – il avait reçu une légère entaille au cours du combat – et vint rejoindre Casque.
« Combien ? s’enquit-il.
— Nous en avons tué douze, et je pense que six autres sont désormais dans l’incapacité de combattre.
— Ce n’est pas assez.
— Nous augmenterons bientôt ces chiffres », lui promit l’homme aux traits de bronze.
Attalus pouffa.
« Tu commences à me plaire. Dommage que nous devions mourir ici.
— Nous sommes toujours en vie.
— Nous ne tiendrons plus cette position bien longtemps, intervint Ektalis. Nous manquons déjà d’effectifs.
— Je le vois bien, rétorqua Attalus. Voudrais-tu que nous nous rendions ?
— Non, je me contentais d’exposer les faits. Encore une attaque concertée et ils franchiront nos défenses. Et une fois qu’ils seront à l’intérieur du cercle, nous ne pourrons plus les contenir.
— Tu as un plan ?
— Nous pourrions essayer de nous enfuir. Si nous parvenons aux bois, ils auront du mal à suivre notre piste. »
Attalus grimpa sur un rocher et ses yeux se tournèrent vers la forêt, distante d’un bon mille. Elle était si proche, et pourtant elle aurait pu se trouver de l’autre côté de l’océan, car plus de trente cavaliers les attendaient en dessous, et leurs montures de l’Attykke étaient bien plus rapides que les petits chevaux macédonyens ou korynthyens.
« Nous ne couvririons même pas la moitié de la distance, estima-t-il. Une fois à découvert, nous serions à leur merci.
— Dans ce cas, il ne nous reste plus qu’à vendre chèrement notre peau », décréta l’officier.
Ravalant la réponse acerbe qui lui brûlait les lèvres, Attalus se contenta d’acquiescer. Ils n’avaient échappé au premier groupe de cavaliers que pour tomber sur le second. Casque avait remarqué ce cercle de rochers, et ils avaient décidé de s’y réfugier.
Mais échouer en vue des bois ! Attalus sentit sa fureur croître. Tout cela, c’était la faute de Parménion. Rien ne serait arrivé s’il était resté avec eux. Mais non, il lui avait fallu recommencer à jouer les héros.
« D’autres arrivent », commenta Casque.
Attalus se tourna vers le nord. L’importance du nuage de poussière annonçait au moins cinquante Messényens supplémentaires. Il jura copieusement.
« Qu’ils viennent, tous. Quelle différence, de toute façon ? Les trente premiers étaient déjà trop pour nous, alors qu’ils soient quatre-vingts ou deux cents…»
Les Messényens qui les assiégeaient attendirent leurs camarades et Attalus vit les deux officiers s’écarter de leurs hommes pour discuter stratégie. Le soleil commençait à se coucher et le ciel prenait une teinte cramoisie au-dessus des montagnes.
Théna approcha du champion.
« Je vais conduire Alexandre jusqu’à la forêt, lui dit-elle à mi-voix.
— Vous vous ferez capturer.
— Ils ne nous verront pas, lui expliqua-t-elle d’une voix lasse. Mais je ne peux faire de même pour toi et les autres. Mes pouvoirs sont quasiment épuisés, et je n’aurais de toute façon jamais pu dissimuler un groupe si important. »
Attalus se détourna d’elle et laissa libre cours à la fureur qui l’envahissait.
« Fais-le ! cracha-t-il. Emmène-le et sois maudite ! »
Elle resta quelques instants immobile puis alla retrouver Alexandre, qu’elle fit monter sur le dos de l’un des chevaux avant de se hisser en croupe. Les Korynthyens la regardèrent en silence, mais Casque vint se camper devant elle.
« Où allez-vous ? lui demanda-t-il.
— Dans la forêt. Personne ne nous arrêtera.
— Le garçon est important pour moi. S’il venait à être perdu, je mourrais sans passé.
— Je sais, mais sa destinée est plus grande que ton désir.
— Pas pour moi, madame.
— Dans ce cas, il ne te reste plus qu’à choisir, Casque, lui dit-elle sereinement. Si tu tires ton épée pour me stopper, tu livres l’enfant au Roi-Démon, car vous ne tiendrez pas cette colline contre les soldats qui vous entourent.
— Ce n’est pas faux, concéda-t-il. Allez en paix, madame. » Il tapota la jambe d’Alexandre. « J’espère que tu mèneras ta quête à bien, petit. Je détesterais mourir pour rien. »
Le jeune prince hocha la tête en guise de réponse.
Théna tira sur les rênes et le cheval s’engagea entre deux rochers avant de descendre lentement la colline. Attalus, Casque et les Korynthyens regardèrent leurs compagnons avancer en direction des Messényens, mais ces derniers ne réagirent nullement à l’approche du cheval. Traversant leur campement sans être inquiétée, la jument poursuivit son chemin en direction de la forêt.
Attalus sortit une pierre à aiguiser de sa bourse de ceinture et se mit à affûter son épée.
« Au moins, l’ennemi n’aura pas ce qu’il désire, commenta Casque.
— Quelle consolation ! railla Attalus.
— Es-tu toujours aussi désagréable ?
— Seulement lorsque la mort est proche.
— Je vois. Tu sembles convaincu que nous ne pouvons que perdre, n’est-ce pas ? »
Attalus se retourna brusquement ; sa fureur était telle qu’il se sentait prêt à commettre une folie. Puis il vit l’air moqueur de son compagnon et sa colère le quitta.
« Un pari, cela te dit ? demanda-t-il avec un franc sourire.
— Lequel ? voulut savoir Casque.
— Celui qui tue le plus de Messényens l’emporte.
— Que veux-tu parier ? Je n’ai pas d’argent sur moi.
— Moi non plus. Mille pièces d’or te conviendraient-elles ?
— Tu en as déjà tué trois, et moi deux seulement, fit remarquer Casque. Remettons les compteurs à zéro.
— D’accord. Tu es partant ?
— Plutôt deux fois qu’une.
— Les revoilà ! » hurla Ektalis.
La prêtresse arrêta sa monture en pénétrant sous les premiers arbres. Alexandre ne disait rien, mais sa tension s’exprimait par une extrême rigidité. Elle tenta de sonder son esprit.
« Laisse-moi tranquille ! » lui ordonna-t-il.
Il accompagna son instruction d’une décharge d’énergie si puissante que Dérae faillit tomber à terre. Des bruits de sabots résonnèrent alentour et plusieurs centaures jaillirent des fourrés, l’arc à la main et la première flèche encochée. Leur porte-parole s’avança ; il avait une barbe blanche et une longue crinière de même couleur. Son torse cuivré se fondait harmonieusement dans sa robe alezane et sa queue touffue était plus immaculée que les nuages.
« Bienvenue, Iskandar, fit-il. Je me nomme Estipan. Suis-moi et je te conduirai au Portail des Géants.
— Non, répondit le garçon. Crois-tu vraiment que je pourrais ramener l’Enchantement alors que mes amis et défenseurs se font massacrer tout près de nous ? Vous suivez la bataille depuis le premier instant. Je le sais, car mes pouvoirs sont immenses. Ton frère Orasès t’a demandé s’il convenait d’intervenir, et tu lui as répondu que, si j’étais vraiment Iskandar, je n’aurais pas besoin de votre aide pour m’échapper. C’est en effet ce qui s’est produit, mais vous allez désormais obéir à mes instructions. »
Rouge de colère, Estipan se cabra et ses sabots avant retombèrent par terre dans un bruit de tonnerre.
« Tu n’as pas d’ordres à nous donner ! s’indigna-t-il. Tu es ici pour accomplir ta destinée.
— Oh, non, rétorqua Alexandre. Je peux juste permettre à votre destinée de se réaliser. Mais avant cela, il vous faudra mériter mon amitié par vos actes. Commence par ordonner aux tiens d’attaquer les Messényens. Si tu t’y refuses, je retourne mourir en compagnie de mes amis. Et je ne reviendrai jamais, Estipan. L’Enchantement se flétrira et toutes les créatures qui en dépendent périront les unes après les autres. »
Le centaure hésita et tous ses compagnons se tournèrent vers lui, attendant sa décision.
« Si tes pouvoirs sont aussi grands que tu le prétends, pourquoi n’as-tu pas sauvé tes amis toi-même ? demanda-t-il enfin.
— Pour te tester, siffla méchamment Alexandre. Mais assez de palabres. Ramène-moi là-bas, Théna ; ma quête est terminée.
— Non ! S’il le faut, je t’emmènerai au Portail par la force ! rugit Estipan.
— Tu crois ? Essaye un peu, pleutre, et tu sentiras la caresse de la mort.
— Je ne suis pas un lâche !
— Je t’ai dit que seuls tes actes pouvaient me convaincre, Estipan. Tes paroles n’ont aucune valeur. Montre-moi que tu es digne de recevoir mon aide ! »
Le centaure se cabra de nouveau.
« Suivez-moi ! » s’exclama-t-il, et plus d’une soixantaine d’hommes-chevaux en armes s’élancèrent à sa suite.
Alexandre se détendit et s’effondra dans les bras de Théna.
« Je suis si fatigué…», murmura-t-il.
La prêtresse mit pied à terre et allongea le garçon sur le sol. Il s’endormit en quelques secondes. Théna en profita pour se tourner vers la colline. Les soldats qui s’affrontaient sur ses pentes avaient l’air de fourmis à cette distance, mais les centaures se rapprochaient rapidement.
Faisant appel à ses pouvoirs, elle contacta Attalus. Elle fit toutefois attention de ne pas lui parler, car il luttait désespérément contre plusieurs adversaires et la moindre distraction pouvait lui être fatale. S’asseyant dans l’herbe, elle libéra son esprit et s’envola vers la colline. Seuls trois défenseurs résistaient encore – Casque, Ektalis et le Macédonien – et ils avaient été repoussés jusqu’à se trouver dos aux rochers.
Le guerrier au casque de bronze para un coup et sa contre-attaque perfora la trachée artère d’un Messényen.
« Sept ! clama-t-il. Tu ne me rejoindras plus, désormais ! »
Sa tirade déconcerta Théna, jusqu’à ce qu’elle voie Attalus se fendre d’un sourire.
S’élevant plus haut encore, elle regarda les centaures atteindre le bas de la butte et décocher une volée de flèches dans le dos des Messényens qui escaladaient les rochers. Paniqués, ces derniers refluèrent vers leurs montures, mais l’affrontement se poursuivit à l’intérieur du cercle de rochers. Casque avait été touché aux deux bras et une longue estafilade ornait également sa cuisse droite. Pour sa part, Attalus n’avait reçu aucune nouvelle blessure et l’entaille qui barrait son front avait cessé de saigner. Enfin, bien qu’aucun ennemi ne l’ait encore atteint, Ektalis semblait à bout de forces. Attalus bloqua une attaque imprécise et renversa son adversaire d’un coup d’épaule. L’homme tomba, mais le Macédonien dérapa sur une flaque de sang et s’affala à sa suite. Deux soldats se précipitèrent sur lui pour l’achever au sol. Ektalis les intercepta, tuant le premier en lui perforant l’estomac, mais la lame de l’autre s’abattit sur sa nuque, le tuant instantanément.
Attalus effectua un roulé-boulé et se releva pour reprendre le combat, dos à dos avec Casque.
Un nouveau Messényen se rua sur lui, mais une flèche se ficha dans sa tempe. D’autres traits sifflèrent alentour et les agresseurs survivants s’enfuirent en lâchant leurs armes. Casque chancela, mais Attalus lui prit le bras.
« Combien ? voulut-il savoir.
— Neuf. Et toi ?
— Six, répondit le champion de Philippe. Je te dois mille pièces d’or.
— Je me contenterai d’un verre de bon vin rouge et d’une femme à la peau douce. »
Un centaure à la longue crinière blanche s’avança vers eux en prenant garde de ne marcher sur aucun cadavre.
« Iskandar nous envoie », leur apprit-il.
Les yeux d’Attalus se posèrent sur la dépouille d’Ektalis.
« Vous arrivez un peu tard », répondit-il sombrement.